2050, fichues fissures
- Cathy BOU
- 16 juin 2023
- 10 min de lecture
Cette nouvelle a été proposée au concours de nouvelles de Melissa Da Costa en juin 2023.
Chapitre 1 : Une bouteille à la mer
Courir sur la plage, à l’aube, accompagné du vol des goélands étaient un plaisir absolu que rien ne pouvait gâcher, ni la pluie, ni les rafales, mais ce matin, son pied buta contre un objet à demi enseveli dans le sable qui faillit l’envoyer au tapis : une bouteille en verre à l’intérieur de laquelle se trouvait une lettre jaunie.
Loïc s’assit, reprit son souffle. Cette bouteille à la mer l’intriguait, et le papier jauni appuyait sur sa nostalgie naturelle.
Il ne fit qu’une bouchée de tous les détails. Sa casquette sombra à la lecture de la missive.
Quelques instants plus tard, il quittait la demeure familiale perchée sur la falaise dans un silence assourdissant.
Mathilde se débattait avec la couette, rangeait consciencieusement, mais, un truc la chiffonnait : que faisait donc Loïc ?
Elle le connaissait bien, ses longs footings du matin le ressourçaient, l’aidaient à lutter contre ses troubles et sa dépression.
Elle guettait la porte. Un détail l’accrocha : les baskets étaient bien là, pleines de sable, près d’une bouteille en verre.
- Loïc, chéri, tu es revenu ?
La salle de bain resta silencieuse.
Plus Mathilde fouillait, plus le vide envahissait la maison.
Théo et Lina, les jumeaux atterrirent, encore somnolents, dans la cuisine. Stupéfaits et contrariés de ne pas y trouver leur petit-déjeuner quotidien, ils hurlèrent en cœur :
- Maman, maman, on va être à la bourre ! Qu’est-ce qu’il a fichu, papa, ce matin ? On a faim, nous !
L’ingratitude des ados la laissait toujours perplexe.
- Je ne sais pas où est votre père ! rétorqua-t-elle, la voix tremblotante.
Elle était, pourtant, habituée à ses subites disparitions. La dernière fois, il était parti quelques heures arpenter le bord de la plage, perdu dans son monde, à ramasser frénétiquement les bouteilles en plastique et autres détritus.
Mais là, c’était différent, en le cherchant elle avait bien vu que certaines de ses affaires avaient disparu : son sac à dos, son portefeuille avec ses clés, un pull marinier et ses mocassins - ceux avec les pompons. Son téléphone, par contre, était là, abandonné sur le plan de travail de la cuisine.
Le ventre serré, les mains moites, elle comprenait qu’il était parti, qu’il les avait quittés, qu’il ne l’appellerait pas pour lui dire…, pour lui dire quoi d’ailleurs? Un départ, c’était un départ…
La fatalité l’assommait, c’était une fois…, non ! c’était LA fois de trop.
Les jumeaux troublaient les méandres de ses pensées et par leurs gémissements creusaient son désarroi.
La casquette de Loïc traînait sur une marche de l’escalier, Mathilde la prit, enfouit son nez et y chercha le secret.
Chapitre 2 : Le chaos
Plusieurs mois s’étaient écoulés, elle ne savait plus s’il fallait les compter en années. Mathilde avait pris possession de ce nouvel espace de mère célibataire. Elle était préoccupée, les intempéries étaient de plus en plus fréquentes, l’océan montait et grignotait la falaise, ses enfants étaient déprimés. Elle suivait avidement et en boucle LCI ou BFM TV l’oreille attentive aux moindres indices. Elle avait trop peur de rater une nouvelle qui la mettrait sur la piste de son mari.
Elle avait saisi la police à sa disparition, mais aucune suite n’avait été donnée, il était parti consentant, avec ses affaires; c’était une disparition parmi tant d’autres. Elle leur avait montré la bouteille en verre vide, avait insisté pour que les policiers enquêtent. C’était sans compter sur l’actualité. De nombreux migrants climatiques et réfugiés de guerre venaient s’installer dans la région, sur l’impulsion du maire et de quelques entreprises plus engagées. La police était sur tous les fronts, des émeutes sévissaient un peu partout et sur sa côte atlantique, des maisons et des routes s’effondraient entraînant avec elles des vies.
Sa paisible campagne en bord de mer était devenue un chaos sans nom.
Déjà avant son départ, son mari aurait pu avoir raison, il disait souvent totalement déprimé : « nous allons mourir plus tôt que prévu. » Son éco anxiété avait gagné les adolescents, pour sa part Mathilde, très optimiste et spirituelle, lui parlait souvent de toutes ces innovations frugales qui montraient le chemin du faire mieux avec moins. Elle s’efforçait toujours d’étayer ses propos d’exemples concrets : beaucoup de particuliers prenaient des douches au lieu de bain, avaient troqué l’avion pour le train, les vélos pullulaient. Mais il y avait aussi les industriels qui s’y mettaient : Pocheco à Lille qui vendait des conférences dans son usine d’enveloppes, Tikamoon qui proposait des meubles en bois qu’il souhaitait centenaires, même les Vedettes de Paris tentaient de tuer le tourisme pour faire naître le voyage. Mais rien n’y faisait, sa dépression l’emportait, il sombrait, trouvant que tout était trop petit, très insuffisant.
La maison présentait de nouvelles fissures, un peu comme dans son cœur. La femme avait beau croire en l’univers et les autres, elle se sentait souvent seule et le pessimisme la gagnait, jusqu’au 15 juin 2026.
Théo et Lina préparaient à manger pour leur dîner, leur mère suivait en streaming une conférence de la Convention des Entreprises pour le Climat sur l’économie régénératrice. Un plan de la caméra balaya la salle. La vue des gradins accueillant une foule de participants lui redonna espoir. Un nouveau plan, plus focus, sur le conférencier de l’instant, un certain Stéphan Querven, elle lâcha son verre et s’écria : “Loïc !”. Les jumeaux près de leur mère eurent juste le temps de l’empêcher de tomber.
- “Maman, maman.” D’une voix traînante et affectueuse, Lina tenait la tête de sa mère et Théo lui tapotait les joues.
- “Là ! votre père !” Comme sortie d’un songe, Mathilde pointait l’écran où se jouait son passé et son futur.
Chapitre 3 : La conférence
Stéphan Querven savait qu’en participant à cette conférence, il prenait le risque d’être reconnu. Il était temps, cela faisait tout juste deux ans qu’il était parti comme un voleur de sa belle maison familiale. Il se souvenait très bien de ce jour-là, son footing, la bouteille en verre et ce papier jauni. Il devait partir, s’il l’avait expliqué à Mathilde, elle l’aurait retenu. Aujourd’hui, l’association ne compterait qu’une pauvre centaine de bénévoles, alors que les enjeux étaient colossaux, des guerres, des migrants, des tempêtes, des méga feux, la côte atlantique qui s’effritait. Il savait tout cela, il était au cœur des militants de cette fameuse association qui voulait sauver le monde par la bascule.
Il sortit de son portefeuille, le papier jauni comme à chacune de ses conférences. Il prit soin de le déplier avec tendresse, il commençait lui aussi à s’effriter. Il débuta son discours en rappelant l’historique de l’association en 2021, ses origines, sa deuxième convention deux ans plus tôt. A l’époque déjà, il avait assisté en streaming à cette convention très inspirante. Tous les acteurs présents étaient ceux que lui citaient souvent Mathilde pour le rassurer. Sa peur était grande à l’époque.
Il prit une grande inspiration et se mit à lire les mots tremblants :
« Au secours !
Nous sommes en 2030 et le monde est dans le chaos, nous n’avons plus d’eau potable, notre âme est en train de disparaître, nous avons tout raté. Nous n’avons pas réussi la bascule, nous n’étions pas assez nombreux.
Nous sommes restés une centaine de bénévoles alors que nous aurions dû être seize millions en France pour assurer cette bascule.
Engagez-vous maintenant et agissez vite !
La direction »
Stephan expliqua que ce texte trouvé dans une bouteille près d’Etretat avait été le déclic de sa propre bascule. Il avait, il ne sait toujours pas se l’expliquer, fait le rapprochement avec cette fameuse théorie que vingt-cinq pourcent de personnes engagées peuvent faire basculer d’un côté ou, de l’autre, bien sûr. Il voulait être acteur de son futur et de celui de sa famille. Les petits gestes du quotidien étaient bien insuffisants pour lui, il voulait agir en grand. Sa femme était suffisamment forte pour élever seule les jumeaux. Il ne prononçait jamais leurs prénoms, parfois, il faisait un effort pour se souvenir de leurs visages, aussi. En deux ans, il avait donné près de cent cinquante conférences dans le monde entier, il était écouté par les entrepreneurs engagés qui ne savaient plus comment faire et qui voyaient l’économie régénératrice comme la solution. Chaque jour, une victoire: deux à trois milles personnes venaient grossir leur rang.
Il savait maintenant que l’avenir s’éclaircirait. Il s’agissait dorénavant de convaincre quelques grands patrons, les équipes discutaient avec certains d’entre eux. C’était en bonne voie.
Lui aussi sentait que c’était le bon moment pour revenir chez lui. Il avait accepté la conférence en France comme pour être démasqué. Son nom, Loïc Gurven, n’avait jamais été prononcé, les conférences jusque là n’étaient pas diffusées en streaming. Celle de Bercy devait l’être : quarante mille personnes en présentiel près de dix-huit millions en streaming, le quota était au bout des écrans.
Dans l’oreillette, l’opérateur lui souffla :
- “Stéphan, nous avons un problème ! peux-tu écourter ?”
Il hocha la tête et continua son plaidoyer.
Mathilde insultait son interlocuteur, hurlant au téléphone :
- “Passez-moi mon mari ! je veux lui parler !”
Les jumeaux essayaient sans succès de la calmer. Sa colère l’envahissait, la submergeait. L’accumulation de frustration enfouie rejaillissait. Il ne s’en tirerait pas comme ça. Faire le beau alors qu’il les avait abandonnés pour briller en public, ça non ! elle ne lui pardonnerait jamais.
Chapitre 4 : Le retour
De retour, Loïc reprit ses longues sorties sur la plage. Il continuait à sensibiliser le monde, pour conforter le mouvement enclenché. Depuis son bureau équipé d’un studio, il diffusait ses visioconférences aux quatre coins de la planète.
Mais les fissures des murs étaient pénétrées par la froideur de ses rapports avec sa femme.
Les jumeaux étaient agacés jusque dans leurs chambres.
Plus rien n’avait de saveur, le retour de Loïc avait serré l’espace de la mère célibataire.
Il se sentait écarté de l'éducation des jumeaux qui ne comptaient plus sur lui et restaient distants. Cette relation privilégiée que Mathilde avait construite avec les enfants pesait et appuyait sur le souvenir de leur vie sans lui.
Pourtant Loïc la regardait, avec tendresse et indulgence, éteindre la lumière quand elle sortait d’une pièce, trier les restes de table pour fertiliser le jardin, ou encore mettre une bassine dans le fond de son évier pour récupérer l’eau et arroser son potager. Mathilde se sentait opprimée et cela lui rappelait l’époque où il rabaissait ces mêmes gestes qu’elle trouvait essentiels au quotidien.
Comme la falaise et les murs de leur maison, leur relation était fissurée mais ils s’aimaient encore.
Ils ne partageaient pas la même vision de la lutte à mener.
Comment la convaincre que la meilleure façon était d’embarquer les autres, de conforter la bascule ?
Comment le convaincre que chacun à son niveau devait faire des efforts ?
Théo et Lina les trouvaient absurdes, ils avaient raison tous les deux. Mais pour eux tout allait bien trop vite et ralentir aussi était une solution. Souvent ils se demandaient comment les réconcilier ?
Le temps passait, leurs combats respectifs les tenaient à distance. La situation mondiale semblait s’adoucir, les petites victoires s’amoncelaient. Mais leur maison restait peinée. Les années, comme ce semblant d’Amnistie, s'étiraient sans grande sincérité, marquées par les départs successifs des jumeaux.
A l’aube du printemps 2050, dans son appartement, Théo parcourait, aidé de son adolescent, internet à la recherche de références sur la paix. Il tomba sur un vieux blog de la fameuse association humanitaire : Humanity France, et y dénicha des textes de 2023. L’un d’eux attira son attention. Il débutait par une citation de Mère Teresa, une phrase simple et inspirante. Il savait que bien utilisée, elle apporterait le déclic nécessaire à ses parents pour revenir à la raison et à l'essence de leur amour.
Il choisit la date symbolique du 15 juin. Sa mère, comme chaque année depuis le jour du retour de Loïc, mettait un point d’honneur à réunir sa famille autour d’une agape.
Chapitre 5 : l’agape
Le repas arrivait, chacun sur son trente et un, s’affairait à préparer la tablée.
Théo était prêt, les mains légèrement moites, le cœur fébrile. Il s’aventura à parler de la paix et de sa face cachée : la guerre ou le chaos. Sa sœur, Lina, complice et bien documentée, apportait, posément, ses arguments. Pour la première fois depuis des années, la sève monta aux murs, envahit leurs fissures et enveloppa la pièce, comme le bras d’un parent affectueux. Une douce chaleur s’installa avec les prémices d’une trêve authentique.
Théo ne savait pas quel serait le moment le plus propice, quel serait le ton à emprunter pour le meilleur effet. Alors il se rappela les propos d’un magicien conférencier qu’il suivait quand il était adolescent : faire avec le réel et garder en tête son intention.
Son intention était simple : dégeler les relations de ses vieux parents, faire avec le réel était plus compliqué. Sa mère, pragmatique, arguait que la paix n’existait pas, que c’était un leurre pour faire accepter la guerre, une folle poursuite incessante après une illusion. Son père, idéaliste, maintenait que pour avoir le monde en paix il suffisait de trois et demi pour cent de la population pacifiste et opposante et une médiation efficace pour résoudre le conflit. D’ailleurs, n’étions nous pas en paix ? Mathilde soutenait que c’était une façade pour maintenir le peuple soumis.
Au moment du dessert, Théo annonça avec conviction :
- “Moi, je pense comme Mère Teresa. En effet, elle a posé cela simplement il y a presqu’un siècle “Que pouvez-vous faire pour promouvoir la paix dans le monde ? Rentrer chez vous et aimer votre famille !””
Le silence s’imposa, puis, s'immisça dans chaque interstice des murs. Avec le temps, la rancœur s’était effritée, elle aussi, ils s’étaient rapprochés sans pour autant négocier leurs convictions.
Lina avait prévu son éclat pour enfoncer le clou, elle surenchérit :
- “Moi, je pense comme Thich Nhat Hanh. Il disait à ce propos “Plus je cherchais la paix, moins je la trouvais. Un jour, je me suis arrêté et elle est venue se poser sur mes genoux.””
Les fissures étaient enfin bien colmatées, l’ouate du silence se fit plume. La tendresse élût domicile et la joie emplit la demeure.
Main dans la main, Mathilde et Loïc, le cœur soulagé, marchaient le long de la plage, laissant, au loin, la maison familiale sur la falaise. Dans sa main droite, il tenait une bouteille en verre emplie d’un petit papier.
Il faisait plus chaud qu’avant mais c’était supportable, ils s’étaient adaptés. Lina suivait fébrile. Théo les devançait, lui aussi, une bouteille en verre à la main et de l’autre un papier griffonné.
Ils connaissaient cet endroit de l’océan où un courant mystérieux entraînait dans le passé ou le futur certains objets emplis d’une bonne et juste intention.
Loïc se posta à l’endroit même où il avait buté, vingt sept ans plus tôt, son souvenir était resté intact.
Il s’assit sur un bois flotté, entouré de sa famille solennelle, enfonça sa casquette. Il se leva et vigoureusement avec l’aide de Mathilde, jeta la bouteille à la mer emportant avec elle le message de Mère Teresa pour le futur.
A leur tour, Théo et Lina lancèrent celle contenant le message de Thich Nhat Hanh pour convaincre notre génération de ralentir.
Fin
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